A. se rappelle avec quelle emótion, à Paris, en
1974, il a découvert ce poème de Lycophron (300 ans environ avant J.-C.), un
monologue de dix-sept cents vers, délires de Cassandre dans sa prison avant la
chute de Troie. L’oeuvre lui a été révélée par la traduction française
de Q., un écrivain du même age que lui (vingt-quatre ans). Trois ans plus tard,
rencontrant Q. dans un café de la rue Conde, il lui a demandé s’il en existait à
sa connaissance une version anglaise. Q. lui-même ne lisait ni ne parlait l’anglais
mais, oui, il l’avait entendu dire, d’un certain lord Royston, au début du XIXe siècle. Dès son retour à New York, pendant l’été 1974, A. s’est rendu à la
bibliothèque de Columbia University pour rechercher ce livre. A sa grande
surprise, il l’a trouvé. Cassandre, traduit du grec original de Lycophron et
illustré de notes; Cambridge, 1806.
Cette traduction est le seul ouvrage de quelque importance que l’on doive à la
plume de lord Royston. Il l’a achevée alors qu’il était encore étudiant à
Cambridge et a publié lui-même une luxueuse édition privée du poème. Puis il
est parti, après l’obtention de ses diplômes, pour le traditionnel périple sur le
continent. A cause des désordres napoléoniens en France, il ne s’est pas dirigé
ver le Sud – comme il eût été naturel pour un jeune homme de son éducation –
mais vers le Nord, vers les pays scandinaves, et en 1808, alors qu’il naviguait
sur les eaux perfides de la Baltique, il s’est noyé au cours d’un naufrage au
large des côtes russes. Il avait juste vingt-quatre ans. (...)
En découvrant cette traduction, A. s’est rendu
compte qu’un grand talent avait disparu dans ce naufrage. L’anglais de Royston
roule avec une telle violence, une syntaxe si habile et si acrobatique qu’à la
lecture du poème on se sent pris au piège dans la bouche de Cassandre.
Il a été frappé aussi de constater que Royston et Q., l’un comme l’autre,
avaient à peine vingt ans quand ils ont traduit cette oeuvre. A un siècle et
demi de distance, l’un et l’autre ont enrichi leur propre langage, par le
truchement de ce poème, d’une force particulière. L’idée l’a effleuré, un
moment, que Q. était peut-être une réincarnation de Royston. Tous les cent ans
environ, Royston renaîtrait afin de traduire le poème dans une autre langue et,
de même que Cassandre était destinée à n’être pas crue, de même l’oeuvre de Lycophron
demeurerait ignorée de génération en génération. Un travail inutile, par
conséquent: écrire un livre qui restera fermé à jamais. Et encore, cette
vision: le naufrage. La conscience engloutie au fond de la mer, le bruit
horrible des craquements du bois, les grands mâts qui s’effondrent dans les
vagues. Imaginer les pensées de Royston au moment où son corps s’écrasait à la
surface des flots. Imaginer le tumulte de cette mort.
Paul Auster, L'invention de la solitude (1982). Babel, 2009, p. 200-202