segunda-feira, 29 de outubro de 2012

L'invention de la solitude



A. se rappelle avec quelle emótion, à Paris, en 1974, il a découvert ce poème de Lycophron (300 ans environ avant J.-C.), un monologue de dix-sept cents vers, délires de Cassandre dans sa prison avant la chute de Troie. L’oeuvre lui a été révélée par la traduction française de Q., un écrivain du même age que lui (vingt-quatre ans). Trois ans plus tard, rencontrant Q. dans un café de la rue Conde, il lui a demandé s’il en existait à sa connaissance une version anglaise. Q. lui-même ne lisait ni ne parlait l’anglais mais, oui, il l’avait entendu dire, d’un certain lord Royston, au début du XIXe siècle. Dès son retour à New York, pendant l’été 1974, A. s’est rendu à la bibliothèque de Columbia University pour rechercher ce livre. A sa grande surprise, il l’a trouvé. Cassandre, traduit du grec original de Lycophron et illustré de notes; Cambridge, 1806.

Cette traduction est le seul ouvrage de quelque importance que l’on doive à la plume de lord Royston. Il l’a achevée alors qu’il était encore étudiant à Cambridge et a publié lui-même une luxueuse édition privée du poème. Puis il est parti, après l’obtention de ses diplômes, pour le traditionnel périple sur le continent. A cause des désordres napoléoniens en France, il ne s’est pas dirigé ver le Sud – comme il eût été naturel pour un jeune homme de son éducation – mais vers le Nord, vers les pays scandinaves, et en 1808, alors qu’il naviguait sur les eaux perfides de la Baltique, il s’est noyé au cours d’un naufrage au large des côtes russes. Il avait juste vingt-quatre ans. (...)

En découvrant cette traduction, A. s’est rendu compte qu’un grand talent avait disparu dans ce naufrage. L’anglais de Royston roule avec une telle violence, une syntaxe si habile et si acrobatique qu’à la lecture du poème on se sent pris au piège dans la bouche de Cassandre.

Il a été frappé aussi de constater que Royston et Q., l’un comme l’autre, avaient à peine vingt ans quand ils ont traduit cette oeuvre. A un siècle et demi de distance, l’un et l’autre ont enrichi leur propre langage, par le truchement de ce poème, d’une force particulière. L’idée l’a effleuré, un moment, que Q. était peut-être une réincarnation de Royston. Tous les cent ans environ, Royston renaîtrait afin de traduire le poème dans une autre langue et, de même que Cassandre était destinée à n’être pas crue, de même l’oeuvre de Lycophron demeurerait ignorée de génération en génération.
Un travail inutile, par conséquent: écrire un livre qui restera fermé à jamais. Et encore, cette vision: le naufrage. La conscience engloutie au fond de la mer, le bruit horrible des craquements du bois, les grands mâts qui s’effondrent dans les vagues. Imaginer les pensées de Royston au moment où son corps s’écrasait à la surface des flots. Imaginer le tumulte de cette mort.

Paul Auster, L'invention de la solitude (1982). Babel, 2009, p. 200-202

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