- J’ai réfléchi: je vous ai
compris, Palamède. Maintenant, je sais que c’est pour vous la seule solution [le
suicide]. J’ai eu du mal à l’admettre, car enfin c’est le contraire de ce que l’on
m’a toujours appris. Vous savez ce que c’est: “La vie est la valeur suprême, le
respect de la vie humaine...”. Grâce à vous, je sais que c’est de la foutaise:
ça dépend d’un individu à l’autre, comme n’importe quoi sur terre. Et la vie,
ça ne vous convient pas: c’est clair. Je vous jure que je m’en veux: je
regrette de vous avoir tiré du garage.
Silence de mille tonnes.
- Je me doute bien qu’une seconde
tentative doit être insurmontable. Et cependant, si étrange que cela puisse paraître,
je viens vous y encourager. Oui, Palamède. Je devine qu’un tel acte exige une
force d’âme dont je serais incapable: mais moi, j’aime la vie, c’est différent.
Vous, je vous exhorte à avoir cette détermination.
Sans m’en apercevoir, je me mettais à parler avec fougue: je m’emportais comme Cicéron prononçant la première Catilinaire.
- Songez surtout à ce qui se passerait si vous ne le faites pas. Vous ne pouvez pas continuez comme ça. Regardez ce qu’est votre existence: votre vie n’est pas une vie! Vous êtes une masse de souffrance et d’ennui. Plus grave: vous êtes le néant. Et le néant souffre, nous le savons depuis Bernanos. Bien sûr, vous ne l’avez pas lu, vous ne lisez jamais, d’ailleurs vous ne faites jamais rien. Vous n’êtes rien et sans doute n’avez-vous jamais rien été. Cela ne me dérangerait pas si vous étiez seul, mais ce n’est pas le cas: vous vous vengez de votre sort sur votre femme qui, même si elle n’a pas l’apparence d’une femme, est cent fois plus humaine que vous. Vous la séquestrez, vous voulez la plier à votre néant. C’est abject. Si l’on est incapable de vivre sans opprimer quelqu’un, il vaut mieux ne pas vivre.
Je commençais à me sentir bien. Le feu de l’art oratoire me remplissait d’énergie.
- Que comptez-vous faire aujourd’hui, Palamède? Je vais vous raconter votre
journée: après avoir rentré les commissions, vous allez tomber dans votre
fauteuil et regarder quatre horloges jusqu’à l’heure du déjeuner. Vous allez préparer
de la nourriture infâme, vous en gaverez Bernadette avant de vous en gaver
vous-même, alors que vous détestez manger, et particulièrement cette bouffe
infecte. Puis vous vous écroulerez à nouveau dans le fauteuil et vous dévisagerez
le temps qui passe et qui meut la petite et la grande aiguille. Nouvelle épreuve
alimentaire, ensuite vous vous coucherez et ce sera le plus mauvais moment de
votre journée: je devine que, comme moi, vous êtes insomniaque et si mes
insomnies sont sordides, que doivent être les vôtres? L’insomnie d’un gros porc
qui s’emmerde et qui n’espère même pas dormir puisqu’il n’aime pas ça. Car vous n’aimez rien, Palamède
Bernardin! Quand on n’aime rien, il faut mourir. Vous n’allez pas me
dire que vous n’avez pas dans votre trousse de médicin des pilules qui puissent
vous y aider. Ce sera plus facile que les gaz d’échappement. Courage, Palamède!
Il vous suffit d’ouvrir la bouche, d’avaler un tube de comprimés avec un verre
d’eau, de vous coucher – et ce sera fini, l’ennui, le vide, le calvaire de la
nourriture, les horloges, votre femme et les insomnies! Il n’y aura plus rien et vous ne serez plus là
pour vous en rendre compte. Ce sera le salut, Palamède, le salut! Pour l’éternité!
Amélie Nothomb, Les Catilinaires,
Albin Michel, 1995, p. 145-147
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