Il n'y a rien de plus vexant que d'être, par exemple, riche, de bonne famille, d'extérieur avenant, passablement instruit, pas sot, même bon, et de n'avoir néanmoins aucun talent, aucun trait personnel, voire aucune singularité, de ne rien penser en propre; enfin, d'être positivement "comme tout le monde". On est riche, mais pas autant que Rothschild; on a un nom honorable, mais sans lustre; on se présente bien, mais sans produire aucune impression; on a reçu une éducation convenable, mais qui ne trouve pas son emploi; on n'est pas dénué d'intelligence, mais on n'a pas d'idées à soi; on a du coeur, mais aucune grandeur d'âme; et ainsi de suite sous tous les rapports. (p. 561)
Il y a, de par le monde, une foule de gens de cet acabit, plus même qu'on ne le saurait croire. Ils se divisent, comme tous les hommes, en deux catégories principales: ceux qui sont bornés et ceux qui sont "plus intelligents". Ce sont les premiers les plus heureux. Un homme "ordinaire" d'esprit borné peut fort aisément se croire extraordinaire et original, et se complaire sans retenue dans cette pensée. Il a suffi à certaines de nos demoiselles de se couper les cheveux, de porter des lunettes bleues et de se dire nihilistes pour se persuader aussitôt que ces lunettes leur conféraient des "convictions" personnelles. Il a suffi à tel homme de découvrir dans son coeur un atome de sentiment humanitaire et de bonté pour s'assurer incontinent que personne n'éprouve un sentiment pareil et qu'il est un pionnier du progrès social. Il a suffi à un autre de s'assimiler une pensée qu'il a entendu formuler ou lue dans un livre sans commencement ni fin, pour s'imaginer que cette pensée lui est propre et qu'elle a germé dans son cerveau. C'est un cas étonnant d'impudence dans la naïveté, s'il est permis de s'exprimer ainsi; pour invraisemblable qu'il paraisse, on le rencontre constamment. (...). (p. 561)
Gavrila Ardalionovitch Ivolguine, qui est un des héros de notre roman, appartenait à la seconde catégorie, celle des médiocres "plus intelligents", encore que, de la tête aux pieds, il fût travaillé du désir d'être original. Nous avons observé plus haut que cette seconde catégorie est beaucoup plus malheureuse que la première. Cela tient à ce qu'un homme "ordinaire" mais intelligent, même s'il se croit à l'occasion (voire pendant toute sa vie) doué de génie et d'originalité, n'en garde pas moins dans son coeur le ver du doute qui le ronge au point de finir parfois par le jeter dans un complet désespoir. (...). (p. 562)
Voici un des ces malheureux qui est un homme honnête et même bon, qui est la providence de sa famille, qui entretient et fait vivre avec son travail non seulement les siens, mais encore des étrangers. Que lui advient-il? Il n'a pas de tranquillité pendant toute sa vie! La conscience d'avoir si bien rempli ses devoirs d'homme n'arrive pas à le rasséréner; au contraire, cette pensée l'irrite: "Voilà, dit-il, à quoi j'ai gâché mon existence; voilá ce qui m'a lié bras et jambes; voilà ce qui m'a empêché d'inventer la poudre! Sans ces obligations, j'aurais peut-être découvert la poudre ou l'Ámerique; je ne sais pas au juste quoi, mais j'aurais sûrement découvert quelque chose!" (p. 563)
Le plus caractéristique chez ces gens-là, c'est qu'ils passent en effet leur vie sans parvenir à savoir exactement ce qu'ils doivent découvrir et qu'ils sont toujours à la veille de découvrir: la poudre ou l'Ámerique? (p. 563)
(...)
"Je vous hais, Gavrila Ardalionovitch, et - ceci vous surprendra peut-être - uniquement parce que vou êtes le type, l'incarnation, la personnification et la très parfaite expression de la médiocrité la plus impudente, la plus infatuée, la plus plate et la plus repoussante! Vou êtes la médiocrité gonflée, celle qui ne doute de rien et se drape dans une sérénité olympienne; vous êtes la routine des routines! Jamais l'ombre d'une idée personnelle ne germera dans votre esprit ou dans votre coeur. Mais votre envie ne connaît point de bornes; vous êtes fermement convaincu que vous êtes un génie de premier ordre. Toutefois, le doute vous hante dans vos moments de mélancolie et vous éprouvez alors des accès de colère et d'envie". (p. 583)
Fédor Dostoïevski, L'Idiot. Éditions Gallimard, 1994.
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